Un hurlement. Un seul. Si rauque. Une respiration saccadée. La mienne. Vous croyez vraiment que ce sont les morts qui m’empêchent de dormir? Je vous rassure, il n’en est rien. Ma mère. Je revois encore son visage, je sens toujours les effluves de son parfum. Son image est toujours si forte. Si présente. Et pourtant, du temps, il s’en est écoulé depuis mon départ. Trop de temps. Cependant, il m’est impossible de regagner ma terre natale. Avec tout ce chaos. Ce qui m’empêche de dormir? C’est elle. Ma mère. Je nous revois dans notre petit appartement à Moscou. Elle, si douce, si tranquille. S’en sort-elle sans moi? Est-elle toujours vivante? Pourquoi ai-je accepté ce contrat à New York? C’est vrai, l’argent. C’était toujours une question d’argent. Et mon dernier contrat était plutôt lucratif. Le client m’offrait assez d’argent pour qu’on puisse finalement quitter Moscou pour nous établir ailleurs. J’avais déjà commencé à rêver. La France, la Suisse ou encore l’Irlande. Je suis persuadée que ma mère aurait apprécié l’Irlande. Avec ses vallées verdoyantes à perte de vue. Les petits pubs où l’on pouvait boire jusqu’à plus soif et cette convivialité si propre aux Irlandais. Elle aurait adoré, j’en suis sûre. Toutefois, je n’avais aucune nouvelle d’elle depuis si longtemps.

J’ai grandi à Moscou, dans une Russie déchirée par des conflits internes. Nous n’étions pas riches, mais on se débrouillait comme on pouvait. Je n’ai jamais connu mon père. Une fois, j’ai posé une question à ma mère : sa réponse me fit comprendre qu’il nous avait quittées. Je ne cherchai pas à connaître son identité et ne tentai pas non plus de le retrouver. Cela me suffit pour haïr cet homme sans nom et sans visage. Je chapardais ce que je pouvais, je quémandais, tous les moyens étaient bons pour remplir nos deux estomacs. Ma mère tentait de se trouver du travail, mais les offres étaient rares et on lui répétait souvent qu’elle n’était pas qualifiée pour occuper le poste proposé. Nous survivions, c’était le bon terme. J’ai dû aussi apprendre très tôt à me défendre. Je rendais chaque coup donné, je peaufinais mes techniques, utilisant tout ce qu’on utilisait contre moi.

Cela fut d’ailleurs suffisant pour quelques années. Néanmoins, même si nous étions débrouillardes, l’argent vint rapidement à nous manquer. L’école? On n’en parle même pas. Je n’avais plus le temps pour ça. Vous savez, survivre, ça demande du temps et mon horaire était plus que chargé. Je me suis enrôlée dans l’armée à l’âge de 16 ans. Pas l’âge réglementaire? Croyez-vous vraiment que les soldats en Russie s’emmerdent de telles formalités? Je vous confirme que non. Au début, ça ne payait pas de mine, mais après un moment, ça commençait à rapporter un montant intéressant, toutefois nettement insuffisant. Je voulais m’assurer que ma mère aurait tout ce dont elle avait besoin et l’appât du gain fut le plus fort. Entre les missions, je me vendais au plus offrant : attention, comprendre ici que ce n’était pas mon corps que je vendais, mais bien mon expertise. Douée? J’étais la meilleure. Silencieuse, je guettais ma proie. Perchée, je pouvais me fondre telle une ombre. Un minimum d'informations et une photo : c'est tout ce dont j'ai besoin pour exécuter votre volonté. Je ne pose pas de questions non plus : vos motivations ne me concernent pas. Vous payez? Tant mieux.

Froide et calculatrice? Sans doute. Peu m'importait, tant que ma mère et moi avions tout ce dont nous avions besoin.

Mon cellulaire ne cessait pas de vibrer et je décidai de l'ouvrir. Un numéro, un seul, le même à répétition. Je soupirai. Que voulait-il encore?

-Dom? Que veux-tu?
-Bonsoir à toi aussi, Aleks.
-Aleksia. Alors?
-Pourrais-tu cesser d'être aussi... Ah et puis laisse faire! J'ai un contrat pour toi, très payant. New York, tu es déjà allée?
-Non.
-Ben, mon client est prêt à te payer le billet d'avion et toutes tes dépenses en plus d'un montant assez intéressant pour éliminer...
-Envoie-moi les infos par texto et n'oublie pas d'inclure toutes les infos. Je pars quand?
-Une semaine.
-Parfait.

Je raccrochai. Pas la peine d'en ajouter davantage. Je devais m'assurer, avant de partir, que ma mère ne manquerait de rien pendant mon absence. Elle n'avait personne pour veiller sur elle. Enfin, nous avions bien quelques amis, plutôt ma mère, et je savais que ces personnes ne la laisseraient pas mourir ou crever de faim. Je préparai mes bagages, amenant avec moi tout ce dont j'aurais besoin. Les armes, pas besoin, j'avais déjà un contact aux États-Unis qui me fournirait tout ce dont j'avais besoin sans poser la moindre question. Et la semaine s'acheva. Je dis au revoir à ma mère, la serrant plus fort, trop fort, que d'habitude. Ce contrat serait le dernier, il me permettrait enfin d'emmener ma mère loin de cette vie de merde. Nous avions suffisamment d'argent pour nous établir ailleurs. Et je voulais que cet ailleurs soit le plus loin d'ici.

Un sursaut. Une envie de meurtre. Maman! Le souffle court, l'avion qui amorce sa descente. Mon cellulaire qui vibre de nouveau. Fiche-moi la paix Dom! Tu ne peux pas attendre que je sois descendue de l'avion! Merde! Peu de temps après avoir touché le sol, mes doigts recomposent le numéro qu'ils connaissent par coeur et la voix de Dom, grave et enroué me répond.

-Que veux-tu?
-Salut beauté.
-Aleksia. Alors?
-Tout est prêt pour ton arrivée ma belle. Ta chambre d'hôtel t'attend et un taxi devrait être là pour toi. Des questions?
-Non.

Clic! D’un pas rapide, je me dirigeai vers la sortie.

Je pris à peine le temps de m’installer à l’hôtel : pas besoin de tout déballer, je n’étais ici que pour un court séjour. Je signalai un nouveau numéro sur mon cellulaire.

-Ivan?
-Oui, qui parle?
-Aleksia!
-Kak dila?
-Spasiba haracho!
-Je peux passer cet après-midi?
-Je t'attends.

Clic! J'ouvris les rideaux qui recouvraient la fenêtre de ma chambre. Nous étions le 17 décembre. Je serais de retour chez moi avant le 20 décembre et ma mère et moi serions en route pour un avenir meilleur le 21 décembre. Tout avait été planifié, calculé. Acheter les billets d'avion ne serait qu'une formalité.

19 décembre

Déjà deux jours que je traquais ma proie. Je la suivais, parcourant avec elle des kilomètres, me faufilant dans son ombre. Le moment parfait : il y avait toujours un moment parfait et je devais l'attendre. Cependant, je commençai à m'impatienter. Jour et nuit, je guettais ma cible. Elle s'inclinerait, tout comme d'autres l'avaient fait avant elle.

20 décembre

Course poursuite, je l'ai presque eue! Elle ne m'échappera pas aussi facilement!

21 décembre

Un sursaut. Me suis-je assoupie? Non, impossible avec tout ce qui secoue la Terre en ce moment. Les rares nouvelles qui nous parviennent font état de séismes, d'un virus, c'est quoi cette merde? Maman. Mon cellulaire... Coupé. Merde! Je dois rentrer. Immédiatement. C'est le chaos à l'extérieur. Des gens courent partout, ils essaient de sauver ce qu'ils peuvent. Maman. Je dois rentrer.

22 décembre

Si le calme est revenu, c'est seulement pour nous torturer davantage. Que se passe-t-il? Pourquoi la nature agit-elle de cette façon? Le gouvernement américain se veut rassurant. Bien sûr. Qu'essaie-t-il vraiment de camoufler sous cette assurance? Impossible de quitter le continent par la voie des airs. Ivan m'a promis qu'il m'aiderait.

23 décembre

Le chaos s'aggrave. J'ai dû tuer trois personnes aujourd'hui. La population est complètement détraquée. Je n'ai plus de nouvelles d'Ivan.

Janvier 2015

Une respiration saccadée. Le souffle court. Un sursaut. Maman. Je sens toujours les effluves de son parfum et je la revois encore dans notre petite cuisine de notre minuscule appartement. Elle est toujours là, bien vivante dans mon souvenir. Je dois retourner à Moscou. Je dois aller la chercher et nous fuirons ensemble. Loin de tout ce chaos, loin de toute cette merde. En attendant, y'a du zombie qui m'attend.