L'air me pince la peau, sans toutefois parvenir à percevoir le froid. On est quoi? L'automne? J'ai perdu toute notion de temps depuis longtemps. En cette période fraîche de l'année, je sens mon corps grelotter afin de se réchauffer lui-même. Mais je ne fais aucun effort pour l'aider. J'ai le visage en feu, j'ai cette sueur qui perle sur mon front et cette migraine qui me fracasse le crâne. J'ai froid, j'ai chaud, je ne sais plus. Je n'ose plus bouger, car je crains - et je sais - que je vais tout simplement m'effondrer au sol, là où je suis déjà. De retour au point de départ. Mon regard absent et vide contemple cette flamme qui danse au gré de ma respiration saccadée. Ma dernière bougie. Elle me tient compagnie, mais ne m'apporte aucun réconfort, aucune chaleur. Je demeure seule et isolée de tout survivant, convaincue que personne ne me trouvera jamais cloîtrée dans cette station-service où le propriétaire gît silencieusement derrière le comptoir. L'odeur nauséabonde de son corps en putréfaction ne réussit même pas à me dégoûter. Allongée contre le sol abîmé, je compresse mes cuisses contre mon abdomen et observe le mouvement aléatoire de la flamme dansante. Et je songe. Et je divague.

« Tu vas tout de même pas porter ce haut? » qu'on me lance d'un ton incrédule. Je la regarde de mes azurs, tourne le regard vers mon reflet dans le miroir, pour finalement revenir vers la fausse rousse. « Si. Pourquoi? » J'observe ses sourcils s'élever bien haut sur son front, ce qui me fait franchement douter de mon choix de tenu. Je contemple de nouveau mon reflet, cette fois en pivotant sur moi-même afin de vérifier tous les angles de ce haut plutôt osé. « Pour rien... » Et elle disparaît dans la salle de bain. Mais elle ne peut tout de même pas me laisser avec ce doute en tête! Surtout, cinq minutes avant notre départ vers la boîte de nuit! Qu'est-ce qu'il a ce haut? J'ai l'air d'une salope, c'est ça? Bon, c'est vrai que ma mission de ce soir est de séduire le sexy Caleb. J'ai envie de m'amuser, me faire désirer. Mais je ne voulais pas passer pour une traîné non plus. Je lâche un râle vaincu et retire aussitôt le vêtement pour ensuite fouiller désespéramment dans ma valise.

Les derniers jours se sont présentés plutôt étranges. En venant à New York, à cette période de l'année, je m'attendais à passer de bons moments entre copines, profiter de la magie du temps des fêtes. Quelle a été ma surprise et ma joie lorsque notre patron nous a assigné ce contrat... Deux belles semaines dans la Grande Pomme pour concocter un concept publicitaire révolutionnaire pour la compagnie de cosmétiques. Tyna et moi avions sauté sur l'occasion pour nous évader de notre vie californienne! Pas que je me plains, chaque journée est imprévisible, remplie d'action et de nouveauté, comme j'ai toujours désiré. Je n'ai jamais le temps de m'ennuyer. Mais, par moment, ça fait du bien de changer d'air et tout simplement se laisser porter par la force des choses. De toute manière, le temps des fêtes est toujours une période bien triste dans mon cas. Éternelle célibataire qui enchaîne les histoires sans lendemain, bourreau de travail qui ne pense qu'à son petit nombril, déportée de son pays natal depuis des années. Je n'ai pas vraiment de quoi me réjouir. Ça fait bien longtemps que je n'ai plus de contact avec ma famille en Irlande, notre séparation datant de mes dix-neuf ans. Une famille trop étouffante pousse les enfants en quête d'aventure à partir bien loin. Je ne déteste pas nécessairement mes parents... Mais notre vision d'une vie digne d'être vécue n'est définitivement pas la même. Et même si je ne les contacte plus depuis des années, ils ne semblent pas s'en plaindre puisqu'ils ne brillent pas par leur présence. Bref, depuis ma majorité, mes Noëls ont été bien solitaires. Par contre, avec le temps, on apprend à passer au-delà des apparences de ces fêtes dites familiales et on finit par trouver notre bonheur. Sortir la veille de Noël dans une boîte de nuit accompagnée de spécimens bien craquants, c'est un plan qui me convenait parfaitement! Et même si la terre semble vouloir faire des siennes avec ces séismes, ça ne nous empêchera pas d'aller fêter le temps d'une nuit.

J'avais pratiquement retiré tous les vêtements de ma valise, dans le but de me trouver un truc potable à me mettre sur le dos. Tâche difficile, surtout après le commentaire de Tyna. Alors que je jure devant ce manque de choix de tenus de soirée, un vacarme fracasse la porte de notre chambre d'hôtel. Caleb? Ou ses collègues hommes d'affaire tout aussi sexy que nous avons rencontrés lors d'une réunion aujourd'hui? On leur a proposé de nous rejoindre à la boîte de nuit à 22h, peut-être désiraient-ils s'y rendre en notre compagnie? Ah bah merde, je suis loin d'être prête! Et le vacarme se poursuit. « Tyna! Tu réponds? » que je hurle au travers de mes boucles blondes qui me tombent de chaque côté du visage. J'entends un marmonnement lointain alors qu'on cogne toujours à la porte. Je soupire et relève la tête de ma valise. Je n'ai pas le temps de m'occuper d'eux... Et je n'ai surtout pas envie de leur ouvrir la porte alors que je ne suis pas prête à sortir. Par contre, Tyna semble bien enfermée dans sa salle de bain et je crains qu'elle n'y reste une bonne demi-heure encore. Échappant un second soupir, je me convainc de répondre. Avant tout, j'enfile un large t-shirt qui traîne sur le lit afin de ne pas me retrouver en petite tenue devant nos prétendants.

« Ça va, ça va! » Je saisis la poignée et dévoile l'identité du cogneur acharné. J'y retrouve un Caleb affolé. Son air charmeur et séducteur de la journée laisse place à une toute autre expression. Derrière lui suit son collègue, Leon si ma mémoire est bonne. Ils me bousculent tous les deux sur leur passage avant de refermer hâtivement la porte derrière eux. Je me retrouve compressée contre le mur recouvert de tapisserie hors de prix, un air incrédule et offusqué se dessinant sur mon visage de poupée bien maquillée. Je veux les questionner, mais ils tournent dans tous les sens, construisant un fort avec des meubles devant la porte de la chambre. Ce n'est qu'après un moment d'observation que je constate cette lacération profonde sur le bras de Leon... Il saigne. « Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce qui vous est arrivé? Tu es blessé? »

Des questions qui furent répondues malgré moi. Je songe à cette scène comme si elle défilait devant mes yeux mi-clos, comme s'il ne s'agissait que d'un film d'horreur qui passe à la télévision. J'ai le coeur qui se compresse douloureusement contre mes côtes alors que je revois le visage inquiet de ma meilleure amie et ceux de nos futurs amants d'un soir. Cette expression horrifiée sur leur visage alors qu'ils tentent de m'expliquer comment leur collègue a commencé à se comporter de manière étrange, à ne plus se ressembler. C'est comme s'il avait perdu la tête... À tel point, qu'il avait sauté sur Leon et lui avait mordu le bras. D'où le sang que j'ai perçu lors de son entrée... Nous sommes demeurés barricadés dans notre chambre d'hôtel deux jours entiers, entendant le chaos dans les couloirs et les rues... Des alarmes de voiture, des hurlements effrayés, des coups de feu. À quelques reprises, des gens sont venus cognés à notre porte, suppliant de leur ouvrir. Mais les gars refusaient de retourner là, dehors. Nous n'avons pourtant pas eu le choix. Leon commençait à se sentir fiévreux, à dire des choses qui dépassaient probablement sa pensée. Les mêmes signes que leur collègue, disait Caleb... Lorsqu'il s'attaqua à Tyna, Caleb paniqua et lui fracassa la tête. Il s'acharna jusqu'à ce qu'il ne fut plus en mesure de bouger. Je songe à cette scène passée avec un frisson d'épouvante. Ce n'est pourtant rien comparé à ce que nous avons pu vivre par la suite. Nous avons finalement pris l'initiative de sortir de l'hôtel, histoire de trouver quelque chose à manger. Et c'est là que nous avons découvert les morts. Pas ceux qui gisaient dans les rues, mais ceux qui marchaient toujours. Tyna prit peur et s'égara dans les rues de Manhattan. Nous avons retrouvé son corps quelques jours plus tard...  

Les souvenirs de nos premiers jours après la propagation de l'épidémie traversent mon esprit et ne font qu'accentuer ces tremblements qui secouent mon corps éreinté. « Tu vas avoir besoin de ça... » me dicte une silhouette d'un grand homme mystérieux. Il me tend un couteau de chasse avec son air de combattant, de survivant. Un mirage... Une illusion... Je ferme mes paupières afin de faire disparaître cette voix trop familière qui résonne dans ma tête. Mais je ne provoque qu'une seconde vague de souvenirs.

Je lui tourne le dos et lui fait la gueule. Je me sens complètement inutile! Un vrai boulet! Je ne peux même pas viser une pauvre boîte de conserve immobile à seulement quelques mètres de moi! Énervée par mes échecs répétitifs, je balance le Browing au sol et foule la terre de mes bottes légèrement trop grandes pour mes pieds. Je quitte le champ de tir improvisé alors que je l'entends me suivre de près. Mes poings se serrent, mes traits se tendent. Je n'ai pas envie qu'on me fasse la morale, ce n'est pas le moment! Après tous ces mois à tenter de survivre à ce chaos, je ne suis même pas encore foutue de me défendre seule. Je dépends toujours d'eux. Je serais morte il y a bien longtemps sans Caleb. Et sans Kyrian et son frère. Heureusement, nos routes se sont croisées et ils ont accepté qu'on les suive. Ils se sont construits un petit camp à quelques kilomètres à l'extérieur de Brooklyn. Leur présence et la tranquillité des lieux nous donne un sentiment de sécurité - minime, certes, mais non-négligeable. Ils ont été bons, dès le départ. Ils font leur possible pour nous protéger, ils ont appris à Caleb à se défendre et à tirer. Évidemment, la fille écope des tâches ménagères. La cuisine, le feu de camp, le nettoyage... Mais j'en ai marre d'être une bonne. Je me sens vulnérable, un fardeau. Alors je veux savoir me défendre aussi. Par contre, l'art du tir n'est apparemment pas un don inné chez moi.

Je sens sa main entourée mon bras et je le repousse aussitôt en pivotant sur moi-même. Mes prunelles claires humidifiées par la honte, la déception et la rage le toisent le plus sérieusement du monde. « Vous devriez vous débarrasser de moi... Je sers à rien, je vais finir par tous vous tuer... » Je sens un mélange de peur et d'orgueil me monter à la gorge et je tourne bientôt les talons afin de camoufler mon visage. Mais il me rattrape de nouveau et me barre la route. Il me saisit fermement les épaules et plonge son regard ténébreux dans le mien. « Tu vas reprendre ce fusil et tirer sur la cible. » ... C'est tout? Pas de "dis pas de bêtise, Blondie, t'es super utile, tu fais un très bon appât" ou "ta cuisine nous permet de ne pas s'intoxiquer avec de la bouffe pourrie"? Je cherche une explication dans son regard, mais je n'y trouve qu'autorité. Ce foutu regard insistant qui oblige à faire tout ce dont il dicte, sans riposter, sans chigner. Oh, j'ai longtemps contester ses décisions et son petit air de chef du genre "j'ai vécu pire, je peux tout surmonter", mais tout le monde finit toujours par craquer... Même moi. Et c'est ce que je fis. Je reviens sur mes pas, saisis le fusil de chasse et me positionne. Je le sens s'approcher de mon oreille et bientôt sa voix me conseille. « Calmes ta respiration. Ancre bien tes pieds dans le sol. Sens l'arme sous tes doigts. Visualise la balle qui quitte le canon, qui fend l'air et qui vient se loger dans la conserve. Expire profondément... et tire. » Mon doigt se compresse avec certitude sur la gâchette et je sens l'arme me faire légèrement tituber vers l'arrière. Et je constate rapidement que j'ai atteint ma cible.

Kyran. Je serais morte sans lui. Enfin, bien avant aujourd'hui. Rongée par la culpabilité et la nostalgie, j'ouvre les paupières et je n'aperçois que du vide. Une solitude infinie. La flamme de la bougie faiblit peu à peu alors que la cire fond. Une larme longe ma tempe et s'écrase bientôt sur les planches abîmées de mon refuge. Je n'ai plus la force de me battre. Je n'ai rien avalé depuis bientôt trois jours, j'erre sans savoir où aller, je m'approche peu à peu de la folie. La fièvre me fait délirer et je ne souhaite que me laisser emporter par la faiblesse de mon être. Se battre si longtemps et si ardemment pour finalement baisser les bras. Des bruits de pas lointain résonnent derrière les murs de mon refuge et je les vois... Kyran, son jeune frère, Caleb... Tyna... Leon... Ils me hantent, car j'ai survécu et eux ont péri. Ils m'en veulent et viennent me chercher, car je n'ai plus ma place ici. Ils s'approchent, je les entends de plus en plus clairement à l'extérieur. On cogne. On frappe. On veut entrer. On vient me chercher... On veut m'amener ailleurs, là où je n'aurai plus à souffrir de ces affreuses images qui me torturent l'esprit. On défonce la porte et une lumière aveuglante me brûle les rétines. Ça y est. C'est la fin. Je m'en vais. Pour de bon.