Je ne vais pas vous raconter ma vie en Enfer. 2000 ans c’est très long. Et puis c’est trop personnel… intime… Sachez juste que je connais bien Leviathan. Trèèès bien même. Nous sommes amis, amants, ennemis aussi parfois, complices ou comme chien et chat. Cela ne fait pourtant pas de nous des ennemis à part entière car nous revenons toujours l’un vers l’autre. Mais vous ne pouvez pas comprendre pauvres mortels. La vie en enfer n’a rien à voir avec ce que vous pouvez connaitre sur terre. Vous ne faites qu’effleurer le sens profond des relations avec vos pseudos amourettes et coucheries. Vous ne savez rien de l’intensité des liens que l’on peut tisser au cours des siècles d’existence. Et puis l’Enfer, c’est un monde à part, un monde bien loin de celui que l’humanité a pu construire au fil des temps. Mais pour cela aussi, vous êtes trop jeunes, trop fermés d’esprit pour que je vous dévoile quoique ce soit – sourire sardonique –

Mais il se trouve que ce cher Leviathan a eu la bonne idée de trouver la solution pour quitter notre monde et aller visiter le vôtre. C’est un peu le rêve de nous tous en Enfer. Le monde humain est perçu comme une gigantesque cour de récréation, le nirvana de chaque être démoniaque. Il ne faut pas croire, l’Enfer c’est loin d’être le paradis, vous vous en doutez bien ! Le seul souci de cette histoire, c’est que cette petite raclure de Leviathan a juste omis de me prévenir qu’il s’était tiré dans votre monde alors qu’on s’était toujours promis d’y aller ensemble. Lorsque j’ai compris ce qu’il s’était passé, il était trop tard pour moi. A mon arrivée près de la brèche infernale qui s’était déjà à moitié refermée, je ne pouvais pas passer. Mais je ne pouvais laisser passer ma chance, il restait encore un espoir. Alors j’ai dû laisser mon corps en Enfer pour passer sous forme spectrale en évitant ainsi de me faire prendre par Nahama et arriver dans votre monde sans trop d’encombre.

Pendant les premières heures suivant mon arrivée, j’errais sans vraiment savoir où aller et comment m’y prendre, découvrant ce petit monde presque paradisiaque. Le paysage était sacrément différent de la dernière fois que j’avais été invoqué, mais cela remontait à des décennies. Je croisais des humains, tous différents. Je croisais d’autres êtes à quatre pattes. Je sentais le vent, les rayons du soleil. Mais au fil du temps qui s’écoulait, je sentais ma force s’épuiser. Je devenais faible. Il me fallait trouver un corps à investir. Ce serait vraiment très con d’avoir fait tout ce chemin pour finir par crever la gueule ouverte comme une flaque d’eau qui se vide au bord d’un trottoir. Je me mis à suivre les humains que je croisais, les étudiants avant de passer au suivant. Trop gros, trop grand, trop moche, trop… pas à mon gout. Je ne suis pas n’importe qui et il me fallait quand même un corps potable. Puis je vis cette fille et surtout ce regard derrière des lunettes qui cachaient bien des choses. Elle avait un potentiel qu’elle ignorait, c’était évident.

La possession se fit sans mal, me laissant engourdie les premiers temps. J’en profitais pour me faire à cette enveloppe en découvrant le monde à travers ses yeux, passivement, tapie dans l’ombre. Ma déception fut assez douloureuse à supporter. Certes j’avais choisi une jeune fille au physique non négligeable qu’elle camouflait pourtant dernière des lunettes et des vêtements ordinaires et peu avantageux. La demoiselle se nommait Wania Alessandrini, issue d’une famille d’origine latine et catholique. Diable, quelle horreur ! Et puis ce prénom ! Une hérésie ! Dieu est miséricordieux, voilà ce qu’il signifiait. J’allais lui donner un nouveau sens, ça, elle pouvait se faire à cette idée. Alouqua n’allait pas se comporter comme une sainte sur terre !

Je n’arrivais pourtant pas à reprendre le dessus, j’étais faible, faible comme ça ne m’était jamais arrivé et je ne comprenais pas pourquoi. Les jours passaient sans que rien n’y change, jusqu’à ce que je comprenne. Nue devant le miroir, j’observais ce corps parfait et mon regard s’ouvrit d’horreur en découvrant la croix d’or qui ornait son cou. Toute petite, quasi invisible, mais elle était bel et bien là. Instinctivement, j’arrachais l’objet du délit, l’envoyant se perdre dans les boyaux des canalisations après avoir tiré la chasse d’eau. Voilà que j’avais affaire à une pratiquante !

Ce petit détail étant réglée, j’allais déjà beaucoup mieux, retrouvant ma force. J’obligeais ainsi l’humaine à changer de style vestimentaire, même si elle manifestait un désaccord mental. De la petite fille sage, je devins rapidement une bimbo digne des magazines. Elle avait le potentiel, il lui manquait juste les mœurs et les coutumes. J’appris beaucoup à ce sujet grâce à une merveilleuse technologie moderne nommée internet. Je passais des heures à apprendre, à découvrir. Je ne mis pas longtemps à comprendre non plus où se trouvait Leviathan. Cette petite pute n’avait pas trouvé mieux que d’endosser le rôle du maire de cette ville. Bien joué ! Mais je me demandais s’il allait apprécier de se retrouver nez à nez avec son passé. Fallait-il encore qu’il le reconnaisse ! Je m’en léchais d’avance les babines.

Cela fait quelques jours à présent que je suis ici. Je prends peu à peu mes marques, sans trop bouleverser la vie de cette fille, du moins pas pour le moment. Mais les regards ont changé sur elle, je le vois bien. Les hommes surtout, une certaines envie. Les femmes sont plus jalousie. Tout ce que j’aime, tout ce qui me flatte et redore mon égo. La première partie de mon plan est en route, il ne me reste qu’à passer à la phase deux, celle où Leviathan sera à mes pieds. Parce que je compte bien l’écraser comme une simple punaise qu’il est, libérant le fauteuil à la tête de son empire.

Madame le Maire est un nom qui m’irait bien non ?